À PROPOS DE L’ARTISTE
JEAN-MICHEL LOUTOBY A CRÉÉ UN ART QUI LUI RESSEMBLE. UN ART ALLÈGRE & RYTHMÉ, QUI FAIT FI DES COMPLEXES & DE LA COMPLEXITÉ.
… nous choyions le murmure de la pierre tincelante nous charmions la couresse qui ruse nous levions des lieux hauts bord-de-ciel aux dieux de nos mains et de nos peurs nous faisions liturgie de crainte nos fl ches manquaient le Principe leurs empennes battant fol au vent voyant des eaux se couchaient nos gloires aveugles mortes et acres et nous ne savions de nos disparitions rien que nous n’aurions pu r pudier.
Rosier
CORPS, MEMOIRE DU FUTUR
Préface de Mikaël Faujour
Critique d’ art
Commissaire de l’ exposition à la Villa Chanteclerc
Jean-Michel Loutoby a créé un art qui lui ressemble. Un art allègre et rythmé, qui fait fi des complexes – et de la complexité. À rebours de cette tendance qui domine l’art contemporain international, où la rationalité et – plus souvent – les ratiocinations se boursouflent au détriment de l’émotion, l’œuvre de Jean-Michel Loutoby assume une certaine légèreté, celle d’un créateur qui se qualifie volontiers lui-même d’« homme simple » et qui assigne à son art la mission de rendre heureux.
Si l’art de Jean-Michel Loutoby est « léger », c’est parce qu’il ne prétend pas être autre chose ni davantage que ce qu’il est : le fruit pur de la joie spontanée de créer des formes, qui est au fondement de tout son travail. Toute sa fraîcheur réside dans ce qu’il est dépourvu de toute prétention : à une époque où trop de « plasticiens » se pensent artistes, parce que fondés dans des concepts – volontiers encouragés par des collectionneurs béotiens et des critiques dont l’intellect paraît plus éduqué que les sens et le goût –, lui produit des images pleines d’une vive et joyeuse naïveté, comme une « enfance retrouvée à volonté ». Personnages imaginaires engagés dans des actes et des rituels imaginaires, chamarrures décomplexées, figures totémiques, dessin spontané dont la part de maladresse contribue au charme : l’artiste affirme son être-dans-le-monde, pour parler en termes heideggériens, dans tout ce qu’il a d’attachant, de faillible – d’humain, donc.
Entre art naïf, art singulier et primitivisme, son premier travail revendiquait une influence africaine,recomposée au gré de sa fantaisie ludique. Après un effort vers un dessin figuratif plus académique, dans sa série « Métissages intemporels » (2012-2013), qui le confronte aux limites de sa technique, il a ensuite représenté avec plus de chaleur la vie et le folklore martiniquais dans une palette plus réduite aux couleurs primaires et dans des formes soulignées par une épaisse ligne noire (2013-2015). Son travail s’engage peu à peu vers une abstraction croissante des formes, vers une palette plus restreinte et inspirée du ciel de crépuscule des Trois-Îlets où, sur un fond gris-bleu pâle, s’ébrouent des formes souvent rondes et parfois angulaires, ou des jaunes vifs et parfois orangés, des bleus et plus rarement des rouges. Les personnages sont stylisés, corps exultant dans l’insouciance de la danse – affirmation nue de l’être-là, de l’immanence. Comme indexées sur l’enthousiasme de la danse, certaines compositions approchent d’une peinture plus rythmée et abstraite, avec des formes qui paraissent éclater sous l’effet de l’exaltation et de la félicité des corps.
Sans complexe et sans complexité, son art n’in- cline ni au drame ni au commentaire du monde : il en est le contraire. Non par refus du monde dans son sens le plus étroit – c’est-à-dire au sens de l’accumulation d’événements spasmodiques nommés « actualité » ou « politique » et qui ne sont le plus souvent que la farce grimaçante d’une dépossession de toute souveraineté individuelle et collective, ou bien au sens d’une réalité réduite à ses apparences extérieures et à son insignifiance – mais bien par acceptation du Monde, dans son sens le plus grand. Jamais avare d’un éclat de rire, à toute adversité, en nonm doubout, il oppose sa perpétuelle allégresse et son enthousiasme solide comme le roc. Embrassant cette portion de temps de vie qui lui est offerte, il accepte le destin humain dans un amor fati dont son art est l’expression. Alors que les sociétés modernes évoluent dans ce déni de la mort qu’avait identifié le sociologue Philippe Ariès, dont les effets pathogènes sont maintenant bien connus, Jean-Michel Loutoby aime la vie d’une foi d’autant plus fervide et brûlante qu’il accepte que nous sommes mortels. Partant, il fait sien l’idéal de Friedrich Nietzsche, philosophe de l’amor fati – « celui de l’homme le plus généreux, le plus vivant et le plus affirmateur, qui ne se contente pas d’admettre et d’apprendre à supporter la réalité telle qu’elle fut et telle qu’elle est, mais qui veut la revoir telle qu’elle fut et telle qu’elle est, pour toute l’éternité, qui crie insatiablement da capo, en s’adressant non pas à lui, mais à la pièce et au spectacle tout entier, et non pas seulement à un spectacle, mais au fond à celui qui a besoin de ce spectacle et le rend nécessaire ; parce qu’il ne cesse d’avoir besoin de soi et de se rendre nécessaire ».
C’est en ceci que la « légèreté » même de son œuvre révèle sa profondeur, son poids de sagesse : l’art de Jean-Michel Loutoby dit l’acceptation heu- reuse, loin de toute hybris, de toute la prométhéenne tentation d’excéder les limites, de cette finitude qui rend la vie à toute son épaisseur, l’individu à sa responsabilité devant le Monde et devant soi. À l’heure où la Terre se meurt peu à peu du refus des limites, là réside la leçon la plus profonde de l’art de Jean-Michel Loutoby, évanescent et léger comme la joie : habiter le Monde, c’est embrasser le tragique d’une existence qui a un terme, sans drame ni pleur, car vivre même est une joie sans prix.
Mikaël Faujour
L’entretien de la Baie des Anses
par Jean-Marc Rosier
Quand on est comme vous l’êtes directeur d’une grande mission locale, homme d’action, engagé aussi bien politiquement que culturellement, comment passe- t-on à l’art ? Comment devient-on peintre ?
On passe à l’art, on devient peintre, parce que le quotidien est tellement prenant qu’il faut un exutoire, un penchant, une passion qui nous per- mettent de sortir du cadre, de relâcher la pression, de nous exprimer de manière différente, d’évader l’esprit. Quand je peins ou sculpte, je rentre dans un univers parallèle, comme dans une bulle et plus rien ne me touche. Je me détache du réel pour me consacrer à ce quelque chose de l’intelligence humaine qui me dépasse ; l’art me dépasse.
Est-ce vous qui découvrez l’art ou est-ce l’art qui vous découvre ?
C’est l’art qui me découvre. Vous savez, après avoir terminé une œuvre, je me demande sou- vent si j’en suis vraiment l’auteur. En sculpture par exemple, on prend un morceau de bois, on en enlève l’écorce, les scories, pour patiemment débusquer l’œuvre qui est cachée dedans. On sent bien que la main est guidée. Est-ce seulement là l’œuvre de l’artiste, manifestement quelque chose d’extérieur guide ses gestes. Et la toile finie, il semble que le pinceau ne s’arrête pas de peindre. Les gens aussi, en regardant l’œuvre, poursuivent son exécution. Je suis surpris par toutes ces choses qu’ils y voient, et que je n’avais bonnement pas vues. J’aime l’art abstrait. Pour ce qui est de l’art figuratif, il y a très peu de discussions à avoir. Avec l’art abstrait, l’interprétation est ouverte. Chacun y va de ses visions, influencées bien sûr par ses humeurs du moment, son environnement, sa culture. Je crois que la richesse de l’art est dans la différence.
L’enfant que vous étiez, était-il artiste ?
Il l’était, oui. Il dessinait ses héros, aimait la bande dessinée. Plus tard, au lycée technique, j’ai appris le dessin appliqué à la mécanique. C’était intéressant, mais ça ne me suffisait pas. Il fallait que je m’en revienne à mes premières amours, la bande dessinée et la peinture. L’artiste est né en 2005, retour de Cuba. Le choc là-bas a été tel que depuis, je me laisse complètement guider par l’art.
C’est donc le voyage, l’Ailleurs, qui donnent existence à l’artiste en vous ?
C’est tout à fait ça. Tout homme a besoin de rencontrer dans l’Ailleurs son moi culturel. Ce voyage est extraordinaire. L’Ailleurs nous dévoile à nous-mêmes. Quand on est englué dans le quo- tidien, on ne remarque plus la beauté des êtres et des choses. Mais par le voyage, et surtout le retour, on voit autrement : « Péyi-a bel ! Sé moun-lan bel ! » C’est l’Ailleurs qui a permis à Césaire de prendre conscience de lui-même et d’affirmer à la face du monde qu’ « il est-beau-et-bon-et-légi- time-d’être-Nègre ».
Le Pays ?
Le Pays est pour moi tout ce qui nous constitue aujourd’hui. Le métissage en est sa valeur intrinsèque. Fils d’Amérindiens Arawak et Caraïbe, migrants de l’Europe, de l’Afrique, de l’Inde, de la Chine, de la Syrie et du Liban, nous sommes créoles, gens du Tout-Monde.
Le métissage est un sujet récurrent de mon travail. La société martiniquaise est toute diversité. Nous devons arrêter de regarder le passé avec un regard dédaigneux. Il faudrait plutôt le voir comme un tremplin pour construire l’avenir. Donc, accepter le passé, s’engager au présent et préparer le futur.
À vous entendre, chaque Martiniquais devrait porter en lui la mémoire du futur et le futur de la mémoire ?
Choyer ses racines, oui. Nous avons du mal avec nos racines. On va chercher ce qui est autre, parce que nous n’acceptons pas ce que nous sommes, nous peinons à nous valoriser, à planter au plus profond du sol ce qui nous appartient. Ce qui intéresse les autres de nous, c’est précisément ce que nous sommes. Nous devons être fiers d’être Martiniquais, de notre peau. Quand un touriste vient en Martinique, c’est naturellement pour découvrir notre culture martiniquaise, et pas une autre. J’entends parler de réparation pour l’es- clavage. Moi je dis qu’il faut construire l’avenir, et la construction de l’avenir ne passera pas par une réparation pécuniaire. On ne peut rien nous payer. Aucune somme d’argent ne pourra rendre compte de la souffrance de nos ancêtres. Nos ancêtres se sont sacrifiés pour que nous soyons aujourd’hui ce que nous sommes. Si nous voulons leur rendre hommage, ce n’est pas par une réparation d’ordre pécuniaire, c’est par la valorisation identitaire, culturelle de nous-mêmes, pour que nous soyons bien plus forts que nous le sommes aujourd’hui.
Donner un prix à nos souffrances, ce serait les déprécier. Ce que nos ancêtres Africains ont vécu, c’est l’horreur absolue.
Aujourd’hui, j’aimerais inciter les gens à dépasser cela. Au sein de ma mission locale, j’amène les jeunes en voyage pour leur montrer l’Ailleurs, qu’ils voient de leurs propres yeux ce que nous aurions pu vivre et ainsi les responsabiliser. Nous devons construire le Pays, d’abord avec nous- mêmes, puis avec la Caraïbe, La France, L’Europe, le Monde. Notre pays est à la porte des Amériques, au creuset de la Caraïbe, nous avons un marché extraordinaire, que ce soit pour l’art ou l’économie, des opportunités, alors saisissons-les !
Quel est le moteur de votre œuvre? L’imagination ou le réel?
J’ai coutume de dire que je ne suis pas un artiste tet-pété, je n’ai nul besoin d’un joint pour créer. Étant créatif de nature, je suis bien ancré dans le réel, dans la vie. En art, je m’amuse beaucoup, j’explore différentes formes, la peinture, la sculpture, la poterie, parce que je crois qu’elles sont complémentaires. J’essaye de trouver une cohérence, un point de conciliation, qui me permettent de passer d’un style à l’autre, d’une matière à l’autre.
On voit bien qu’il n’y a pas pour vous séparation des arts. La peinture, la sculpture, la poterie constituent un ensemble.
L’art c’est l’expression. J’aime beaucoup l’art africain qui participe de cet esprit-là. En ce sens, je ne suis pas classable. La vraie forme de l’art, c’est la liberté. Et personne, aucun artiste à ce jour n’est parvenu à la liberté. La recherche de la liberté, c’est l’engagement de l’artiste.
Certes, mais la liberté n’est jamais qu’un horizon. Le but ce n’est pas de l’atteindre, c’est d’aller vers. L’itinéraire importe plus que les ports. C’est ce chemine- ment vers la liberté qui fait de nous des artistes. L’art est un recours contre le tragique de l’existence. Il est évident que nous ne créons rien, nous ne faisons que dévoiler.
L’art sublime le réel. Dans mes œuvres qui sont des messages, je veux répandre la joie, l’espoir, le bonheur. Je suis un artiste joyeux.
Vous voulez réenchanter le réel Martiniquais… Et pas seulement martiniquais, je présume. À qui votre art s’adresse-t-il ?
Aux Martiniquais évidemment, aux Caribéens, mais aussi au Monde. Parce que si nous dressons des frontières, il faudrait à chaque fois que l’art s’exporte, qu’on lui donne un visa. Je veux que mes toiles voyagent en toute liberté, sans aucun contrôle douanier.
L’espace Schengen de l’art, en somme.
C’est ça. Pas de limitations. Certaines personnes me disent : « Oui, mais en Europe, on préfère ci, on préfère ça. » Cela voudrait dire que je dois attribuer à mon œuvre un passeport européen ? Ou Américain. Ou mexicain. Je refuse cela. Mon art doit parler au Monde entier à travers ce qui le caractérise, ses particularismes, ses singularités. J’entre en communication avec le monde par le langage de l’art. C’est pourquoi je navigue entre abstraction et figuration. Mais c’est l’abstraction qui me rapproche le plus de la liberté. Je m’affranchis des codes, de la méthode, de la technique. Je me mets en marche vers mon art. Marcher vers l’horizon ne se fait pas qu’en ligne droite. Non. Il faut savoir bifurquer à droite, à gauche. Les gens vous repprochent d’être dans une quête fréné- tique. Bien sûr, la quête est primordiale ; il faut se chercher, chercher la vérité, fuir l’identique.
Marronner le Même, lézarder la ligne droite… Ouvrir la marche zonnzolante.
L’artiste doit bouger et ne pas calculer son itinéraire. Les jours se suivent, ils ne sont jamais les mêmes. Un artiste prend la vie en chemin et s’y risque.
Oui, tracer soi-même son chemin. L’artiste vrai n’emprunte ni pénétrante, ni rocade, ni radiale, il pratique l’en-bas bois, creuse la trace, prend le chemin- chien, à la traverse des courants. Est-ce pour cette raison que votre art s’affranchit de tout académisme ?
J’ai eu comme professeurs René Louise, Hervé Beuze, entre autres mentors, c’est dire si… Tous m’ont dit : « Attention, la technique est une part infime de l’art. Avec ce que tu sais, donne à voir quelque chose de différent. Qui es-tu ? Ou vas-tu ? Pose-toi ces questions essentielles. »
L’art, une quête identitaire, existentielle.
René Louise me disait encore : « Crée ton univers. Trouve le langage de ton art. Ton œuvre finira par dire qui tu es. »
Êtes-vous habité par vos œuvres? L’exécution d’une toile, résout-elle votre obsession ? L’œuvre perdure-t-elle en vous ?
L’œuvre m’habite longtemps, oui… Poser le pinceau est un vrai combat. Je repense encore à René Louise qui me disait : « Il faut pouvoir se dire maintenant que l’œuvre est terminée. Makak afos karésé yich-li, i fini pa tjwé’y. L’œuvre est là, on y touche plus. Ta frustration, sert-en pour commencer une autre toile. »
Selon vous, l’art a-t-il un bel avenir en Martinique ?
Absolument. L’art est intemporel. L’œuvre donne du sens à ce qu’on fait, à ce qu’on est. Il y a quelque chose de mystérieux, de mystique dans l’acte de création artistique…
… de dévoilement…
… oui, de dévoilement artistique. Quelque chose d’extérieur qui nous dépasse guide notre main. Il ne faut pas freiner ce qui arrive, il faut laisser faire. Je ne sais jamais d’avance ce qui apparaîtra sur la toile.
Quel genre d’artiste Jean-Michel Loutoby sera-t-il dans les années à venir ?
L’an dernier, lors d’une formation au Canada, il nous a été demandé d’écrire dans une lettre ce que l’on aimerait être un an plus tard. Le document a été mis sous enveloppe timbrée et envoyé à mon adresse. Je l’ai reçu il y a seulement quelques jours. J’y avais écrit qu’en 2018, je ferais une exposition majeure, je publierais un livre…
Vous avez ainsi prophétisé sur votre vie. Vous avez parlé sur votre avenir.
Oui, j’ai taquiné la chance… J’ai projeté mon avenir et je l’ai rejoint. Les plus belles choses de ma vie sont encore devant moi. J’y courre d’un pas allègre.
Quels conseils donneriez-vous à un jeune artiste aujourd’hui ?
Croire en ce qu’il fait. Aller le plus loin, le plus haut possible. Entendre les critiques avec l’oreille de celui qui veut toujours se dépasser.